Lundi dernier Karim Benzema remportait le Ballon d’Or au terme d’une cérémonie pleine d’émotion qui récompensait une saison dernière complète et pleine de succès. Récit de l’histoire d’un succès très important pour Lyon et sa région, en 3 chapitres.

Le soleil est couché depuis de longues heures, la lune en profite pour illuminer la basilique Notre-Dame de Fourvière de ses reflets dorés. Des télévisions s’éteignent, des voitures immatriculées 69 démarrent, des klaxons bruyants retentissent, des habitants de tous horizons descendent dans les rues et les boulevards. La ville lumière se pare de blanc, de rouge, de bleu et d’or.
Il est tout juste vingt-deux heures, Lyon s’éveille.

La cause de cette agitation, c’est une cérémonie présidée par le meilleur joueur ivoirien de tous les temps et quelques mots déclarés par le plus grand footballeur français de l’histoire. Zizou, le double Z, le crâne luisant, costume trois pièces impeccable comme s’il s’apprêtait à marier son fils, ouvre l’enveloppe noire et déclare avec son légendaire accent du sud :
« Bon bah le vainqueur du ballon d’or 2022 et je suis ravi de cette récompense, c’est pour toi Karim Benzema. » Suite à ce couronnement attendu depuis des mois, la préfecture du Rhône s’est rappelée ses plus grandes heures européennes. A la Guillotière, une masse de personnes s’est amoncelée sur la place avec fumigènes et drapeaux algériens.
Rue Mercière, une artère proche de la Place Bellecour, des chants résonnent à la gloire du club, à la gloire de la ville, à la gloire de l’enfant du pays. Ce cortège de chanteurs se dirige ensuite vers la Place des Terreaux, face à l’hôtel de ville où les sept titres de champions de France ont été célébrés il y a bientôt vingt ans, époque où le gone Karim jouait sur la pelouse de Gerland.
Gone de Bron
Gone, c’est un mot lyonnais, dans la même veine que pélo, mouille et trépané. Un gone, c’est un enfant de la ville, un gars qui a grandi à Lyon. Certains de ces mômes, après avoir tâté le ballon sur le gazon de Villeurbanne ou Pierre-Bénite, intègrent le centre de formation de l’Olympique Lyonnais, le seul grand club de la région, tous les autres évoluant en Ligue 2. Les gamins grandissent, deviennent des ados puis se transforment en footballeur au sein de l’académie dans les catégories de jeunes : U15, U16, U17, U19. Et déjà, alors que la plupart n’ont pas de poils au menton, ils ont les regards passionnés des supporters posés sur eux.
Les fans de cette équipe ont quelque chose de différent, un quelque chose instauré dans la culture même du club et qui se retranscrit à travers les rêves des enfants de la ville : l’académie est au cœur du projet. Le Rhône est une terre de football considérée comme le deuxième vivier de jeunes talents du pays derrière la banlieue parisienne, elle-même considérée comme la meilleure pépinière de la planète. L’Olympique Lyonnais, ayant compris que des dizaines pépites se trouvent pas loin des quais de Saône, a fait le choix de grandir avec ses jeunes pousses.

Karim Benzema est l’une d’elle. Il est né à Bron, commune située dans l’est lyonnais à quelques kilomètres de la métropole, proche de l’autoroute, du périph et de l’aéroport Antoine de Saint-Exupéry. C’est là-bas qu’il a commencé le foot, tout jeune, au SC Bron Terraillon. A l’âge de neuf ans, il affronte les poussins de l’OL avec le club de sa commune.
Le talent de Karim sautera aux yeux des futurs septuple champions de France qui lui proposeront d’intégrer l’académie suite à cette rencontre. La suite, on la connaît : il a fait ses armes au début des années 2000, éclabousse la Coupe Gambardella avant d’intégrer petit à petit l’équipe première en 2005. Il parvient à se faire sa place au sein de ce qui était, à cette période, l’une des meilleures équipes du continent.

Karim récolte plusieurs titres, est élu meilleur joueur et meilleur buteur du championnat de France à tout juste vingt ans. En 2008, lors d’une nuit froide de février à Gerland, le jeune attaquant, maillot noir sponsorisé Novotel sur les épaules, numéro dix dans le dos, il se révèle aux yeux du vieux continent en ouvrant le score face au Manchester de Sir Alex, Paul Scholes et Cristiano Ronaldo. Un contrôle orienté dos au jeu lui permettant de se créer un espace entre trois défenseurs mancuniens, il arme du mauvais pied, le gauche. Poteau rentrant.
Cinq mois plus tard, il signera dans le club de ses rêves, le club de ses deux idoles : Z10 et R9 dont il empruntera le numéro pour devenir KB9. Florentino Perez, président de la maison blanche, est venu lui-même à Bron pour convaincre la pépite de rejoindre les rangs du Réal Madrid. Aux grands hommes les grands moyens. Perez réussit son coup et quitte le 69 avec Karim dans ses valises, ainsi qu’une clause stipulant que si la future coqueluche du Bernabeu glane un « Balón de oro », Aulas recevra un million de pesetas. Treize ans plus tard, la clause fait effet et Jean-Michel pose tout sourire aux côtés de Benzema lors de la cérémonie, fier comme un gone.
Rhône et Blason
La trajectoire de Karim Benzema, c’est celle dont rêve la plupart des gamins footeux de la région : se développer à l’OL, jouer pour l’équipe première, marquer l’histoire du club puis s’émanciper dans les clubs qui dominent l’Europe. Très peu y parviennent. La majorité de ces jeunes échoue à devenir professionnel, certains récoltent des minutes en pro, quelques-uns s’imposent dans le onze, une poignée s’invite aux joutes européennes. Malgré leur évolution différente, tous ou presque, supportent l’Olympique Lyonnais.
L’un de ceux qui incarnent le mieux cet amour pour le club, c’est Anthony Lopes. Avant d’être le gardien titulaire de l’équipe durant des années, il faisait parti des Bad Gones, le kop lyonnais du virage nord. Son père l’emmenait souvent à Gerland en compagnie de Steeve, l’un des premiers entraîneurs du jeune Anthony. Devenu pro et taulier de l’équipe première, le gardien virevoltant est un des garants du lien fort unissant supporters et joueurs pro, ainsi que le premier à venir remercier les spectateurs à chaque fin de match.

Dans la même veine, il y a Houssem Aouar. Le milieu de terrain a grandi à Villeurbanne, en banlieue lyonnaise. Né en 98, le gone a découvert le football lorsque Juninho et Benzema évoluaient sous le maillot lyonnais. Et lorsqu’on lui demande ses idoles de jeunesse, il cite toujours les mêmes : Zidane, Juninho et Benzema.
Quelques mois après avoir foulé ses premières pelouses en ligue 1, il déclare : « Je suis en plein rêve. C’est mon club de cœur. C’est ce que je voulais faire depuis tout petit donc je savoure ces moments. Les frissons sont là, moi qui connais à peu près tous chants. Honnêtement en match, ça m’arrive quelques fois de chanter dans la tête. C’est quelque chose de très fort ». Difficile de faire plus lyonnais.
Cette relation particulière que possèdent les joueurs avec le club ne tombe pas du ciel. Ce n’est pas le fruit hasard. Elle peut s’expliquer pour plusieurs raisons :
– La zone géographique. Comme précisé plus tôt, le Rhône et l’agglomération lyonnaise dans son ensemble forment un formidable vivier de jeunes et bons footballeurs, le deuxième du pays. Les recruteurs lyonnais n’ont pas besoin de chercher des pépites aux quatre coins de la France, ils ont ce qu’il faut en bas de chez eux. Et quand on est petit, on supporte l’équipe de sa ville, celle que notre père nous emmène voir au stade.

Le fait que la grande majorité des footballeurs sortant du centre de formation proviennent du Rhône entretient ce lien spécial. Une légende urbaine stipule que certains jeunes de l’académie se sont faits repérer sur le parking du Auchan de Saint Priest dans l’est lyonnais. Cette rumeur a été confirmée quelques années plus tard par Rayan Cherki au micro d’OL TV :
« Un jour mon grand frère avait un match à la plaine des jeux de Gerland. On arrive avec mon père sur le parking. Mon père se gare, je sors comme d’hab’ avec mon ballon. Je me mets à jongler en courant et là, Gérard Baticle (alors adjoint à l’OL) me dit qu’avec ce que je viens de faire j’ai 95% de chance de rentrer à l’OL. Ensuite, Gérald va voir mon père et le mercredi suivant j’étais à l’OL. »
– Le grand OL. Les enfants supportent l’équipe de chez eux, et les équipes qui gagnent, c’est bien connu. La génération des Samuel Umtiti, Alexandre Lacazette et Corentin Tolisso, tous nés dans les nineties, incarne ces gones qui ont découvert le foot avec les trophées de l’équipe à Coupet, Juni et Govou.
– Les aînés. Les jeunes footeux d’aujourd’hui peuvent prendre des centaines de gars comme modèle. Sur YouTube, il existe des best-of d’absolument tout le monde en cherchant bien. Chaque joueur possède ses mixtapes, ses moments forts compilés dans une vidéo de cinq minutes. Un ado de quinze ans, évoluant au poste de défenseur et jouant pour les U17 de Nancy peut progresser en matant des matchs de Sébastien Puygrenier s’il tel est son souhait.
Les lyonnais quant à eux, possèdent des tas de modèles potentiels. C’est toujours plus simple de croire en soi quand d’autres ont déjà ouvert le chemin en montrant que oui, il est possible d’atteindre ses rêves quand on est un petit gars de la campagne auvergnate ou des quartiers lyonnais comme Sidney Govou ou Karim Benzema.
Trône et Passion
Le 9 mai dernier, la Stade de France a accueilli la finale de la Coupe de France. Le FC Nantes avec dans ses rangs Willem Geubbels, espoir déchu de l’OL né à Villeurbanne, s’est imposé face à l’OGC Nice d’Amine Gouiri, ancien crack de la formation lyonnaise mis à la porte quelques mois plus tôt par les dirigeants qui doivent s’en mordre les doigts.
Quatre heures avant l’affrontement des grands avait lieu la Finale de la Coupe Gambardella. L’affiche voit s’affronter le Stade Malherbe de Caen et l’Olympique Lyonnais. Lors de ce match, un gone va crever l’écran : Mohamed El Arouch, milieu de terrain au gabarit semblable à ses aînés Caqueret et Aouar, et au toucher de balle aussi soyeux que ce dernier.

Il est le meilleur sur le terrain, à n’en pas douter et va offrir la victoire au sien grâce à une frappe lourde en milieu de seconde période et un tir au but transformé. L’ado né à Orange explose aux yeux de tous ceux ayant regardé la rencontre. Tous, sauf ceux des supporters de l’OL. Mohamed El Arouch est connu et attendu depuis de longs mois voire des années, pourtant il n’a pas une minute en pro. C’est culturel, les équipes de jeunes ont une immense importance dans le club.
Benjamin Biolay, auteur et interprète sur la scène musicale française depuis des dizaines d’années, a vécu la majeure partie de sa jeunesse à Villefranche sur Saône, au nord de la capitale des gaules. Fervent supporter lyonnais, il témoigne de cette affection pour l’académie : « On est les seuls supporters de France à mater la réserve tout le temps. Quel petit va sortir, etc. Et souvent, on les voit venir de loin ».
De toute évidence, il y a un phénomène d’identification chez les fans envers les joueurs du centre de formation, pour les mêmes raisons que ces jeunes joueurs là s’identifient au club. Ils sont le garant du lien entre le club et les supporters, peut-être plus qu’ailleurs encore. Et ça, Jean-Michel Aulas l’a bien compris.

La gestion des gones est devenu un instrument politique. Récemment, alors que l’OL traverse une période trouble, les dirigeants ont décidé de miser sur un retour de « l’ADN OL ». Au-delà de l’aspect sportif, cette communication est aussi un moyen pour se rapprocher des kops, se refaire une image auprès des fans qui financent en parti l’entreprise. Faire revenir Lacazette et Tolisso ne garantit pas de victoires, mais permet à coup sûr de remplir le stade et vendre plus de maillots.
Le meilleur exemple de cette instrumentalisation, c’est le cas Rayan Cherki. Le milieu offensif lyonnais, pur produit du Rhône, est annoncé comme un crack générationnel depuis son plus jeune âge. Certains voyaient en lui le plus grand talent de l’histoire de l’Olympique Lyonnais, d’autres le comparaient à Hatem Ben Arfa alors qu’il n’avait que 14 ans. Très tôt, Rayan a été surclassé grâce des qualités techniques bien au-dessus de la moyenne, une facilité déconcertante à éliminer son vis-à-vis et une rapidité de dribble impressionnante.
Il n’en fallait pas plus pour qu’il devienne le chouchou des suiveurs de l’OL à l’âge où il passait son brevet. Rien du surprenant à voir un maillot floqué Cherki alors que ce premier n’avait pas une minute en pro. Les mois ont passé, toujours pas d’apparition du milieu offensif en pro. Les supporters commencent à gronder.

Pour calmer les ardeurs du Parc OL, Rudi Garcia décide de le titulariser pour son premier match de Ligue 1 au Parc des Princes. Ce choix n’avait rien de sportif. On ne titularise pas un garçon de seize ans pour la première fois dans l’enceinte d’une des meilleures équipes d’Europe. Ce choix, à défaut d’engranger une victoire, a permis à coach Garcia de s’offrir un peu de paix.
Cette instrumentalisation se poursuit aussi à travers les différentes campagnes médiatiques du club. Que ce soit sur ses réseaux sociaux ou sur YouTube, le club essaie constamment de mettre le jeune Rayan Cherki en valeur. Rayan fait du karting, Rayan joue au ping-pong, Rayan joue à Fifa. A une période il avait plus d’apparition sur la chaîne YouTube du club que sur les terrains. Ce choix de communication de la part des dirigeants est orienté vers un but : contenter les supporters.

Aujourd’hui, la situation sportive de l’Olympique Lyonnais est au plus mal. Une série de défaite quasi sans précédent et des coachs qui se succèdent sans jamais convaincre, série de défaites finalement rompue grâce au court succès contre Montpellier. Dans tout ce marasme, les rares raisons de croire encore au renouveau du club sont souvent nés quelque part non loin de là. Ce sont les envolées de Lopes, l’assurance de Lukeba, les débordements de Gusto, le contre-pressing de Caqueret, la promesse El Arouch ou les exploits de Benzema.
Le nouveau Ballon d’Or n’évolue plus sous les couleurs lyonnaises depuis bientôt quatorze ans. La Ligue 1 échappe au club depuis presque quinze ans. L’équipe n’a pas soulevé de trophée depuis plus de dix ans. Et pourtant, les habitants ont célébré l’avènement de KB9 sur le trône avec ferveur et passion. Lyon n’oublie pas les enfants qu’elle a vu grandir. Benzema fait désormais parti du patrimoine de la ville au même titre que la funk, la marionnette Guignol ou la queunelle de brochet.
Il l’a dit lui-même : « c’est le ballon d’or du peuple ». Pour le peuple lyonnais, c’est le ballon d’or d’un gone.